Entretien avec Siziwe Mota, d'International Rivers.
Réalisé (et traduit par la suite) par Mohamed El Mehdi Chbihi le 02/06/2020 à 14h.
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Qu'est-ce qui a amené International Rivers à étudier le cas du barrage Gibe III ?
La rivière Omo serpente à travers le sud-ouest du pays, zone très ensoleillée et à intempéries très rares, avant de se déverser dans le lac Turkana, le plus grand lac désertique du monde. Le fleuve Omo est une bouée de sauvetage pour des centaines de milliers d'agriculteurs, d'éleveurs et de pêcheurs indigènes, qui dépendent de ses crues nourricières pour maintenir leurs sources de nourriture les plus fiables.
Mais le barrage Gibe III en Éthiopie et l'expansion des grandes plantations irriguées dans le bassin inférieur de l'Omo menacent la sécurité alimentaire et les économies locales qui font vivre plus d'un demi-million de personnes dans le sud-ouest de l'Éthiopie et sur les rives du lac Turkana au Kenya.
Malgré l'impact énorme sur les personnes et les écosystèmes vulnérables, les ONG et les universitaires éthiopiens qui connaissent bien la région et le projet n'osent pas s'exprimer de peur d'être arrêtés par le gouvernement. International Rivers, en tant qu’ONG engagée, choisit de braver ce silence et de contester ce projet.
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Ce projet peut-il être considéré comme bénéfique pour l'Éthiopie et, par extension, pour les pays voisins ?
La construction du barrage a commencé en 2006, en violation flagrante des lois éthiopiennes sur la protection de l'environnement et les pratiques de passation des marchés, ainsi que de la constitution nationale. Le contrat de 1,7 milliard de dollars US du projet a été attribué sans appel d'offres au géant italien de la construction Salini, ce qui soulève de sérieuses questions quant à l'intégrité du projet. En février 2015, le remplissage du réservoir du barrage a commencé. La même année, en octobre, Gibe III a commencé à produire de l'électricité.
L'Éthiopie voudrait faire de l'hydroélectricité une exportation nationale majeure, mais le changement climatique et la dégradation écologique pourraient faire en sorte que les barrages du pays produisent beaucoup moins d'énergie que prévu. Le barrage Gibe III pourrait s'avérer être un pari économique risqué pour l'un des pays les plus pauvres du monde.
À tous égards, Gibe III est un mauvais investissement. C'est le troisième élément d'un projet de barrage massif en cinq parties sur le fleuve Omo et ses affluents. Le gouvernement éthiopien veut produire de l'électricité, en partie pour l'exportation, en "domestiquant" l'Omo. Mais c'est le projet hydroélectrique le plus mal planifié qui soit actuellement construit sur le continent. Le gouvernement a fait des économies dans sa préparation, augmentant les risques d'échec économique et technique, et il n'a pratiquement rien fait pour réduire l'empreinte écologique et sociale massive du projet. Un groupe de personnes touchées et l'organisation International Rivers ont déposé des plaintes auprès de la Banque Africaine de Développement (BAD), citant cinq politiques sociales et environnementales de la banque que le barrage viole.
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International Rivers a-t-elle reçu des témoignages et/ou des plaintes de la population locale concernant le barrage Gibe III ?
Une collègue travaillant à International Rivers, Narissa Allibhai, a pu relever plusieurs témoignages, disponibles via ce lien : https://www.youtube.com/watch?v=wireovN1L0k&feature=emb_title
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Dans quelle mesure ce barrage représente-t-il une menace pour le statut de patrimoine mondial du lac Turkana ?
Gibe III va changer à jamais la vallée inférieure de la rivière Omo, l'une des régions les plus isolées du monde. C'est la patrie d'une poignée de communautés indigènes, d'un demi-million de fermiers, d'éleveurs et de pêcheurs qui sont largement épargnés par la société moderne. La construction d'un barrage sur l'Omo va bouleverser les cycles naturels des inondations, qui sont à la base des cultures et des pratiques agricoles traditionnelles de "recul des crues" des Mursi, Bodi, Kara et autres communautés qui vivent le long de la rivière.
Le barrage affecte les écosystèmes et perturbera les communautés jusqu'au plus grand lac désertique du monde, le Turkana, en aval au Kenya. Oasis de biodiversité dans un désert rude, le lac Turkana, site du patrimoine mondial, abrite plus d'un quart de million de Kenyans et une riche vie animale. La rivière Omo représente jusqu'à 90 % du débit entrant du lac. Ce débit sera réduit d'au moins 50 % lorsque le barrage se remplira, et il sera ensuite réduit par l'évaporation de l'énorme réservoir qui se formera derrière le barrage, selon le groupe de travail sur les ressources africaines, composé de scientifiques et d'universitaires internationaux qui travaillent en Éthiopie. La salinité du Turkana - déjà élevée - va s'intensifier, le rendant imbuvable et affectant les activités de pêche.
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Que pense International Rivers du programme de barrage éthiopien, car il est étroitement lié à certains des plus grands et des plus importants fleuves d'Afrique (Nil, Omo...) ?
Il est clair que International Rivers s’oppose au projet de Gibe III et certains aspects de la cascade Gibe tout entière pour les raisons que j’ai mentionnées avant. Cependant International Rivers considère que l’Éthiopie procède de manière inadéquate quant à la réalisation des projets de barrage.
Par exemple, le lancement du projet du barrage Renaissance a eu lieu en pleine révolution égyptienne ce qui, selon certains observateurs, visait à tirer profit de l'état politique confus de la nation la plus puissante à un moment où la question de savoir qui contrôle le Nil s'intensifie. Et il faut surtout garder en tête qu’une nouvelle fois, Le contrat de construction du barrage a été attribué (sans appel d'offres) à la société italienne Salini, la même chargée de la construction de Gibe III.